APP下载

Théories, cadres d’analyse (frameworks) et outils en gestion①

2016-10-27FranceVanessaWarnierXavierLecocqBenoDemil

东吴学术 2016年4期

[France]Vanessa Warnier Xavier Lecocq Benoît Demil

Classiques Bilingues

Théories, cadres d’analyse (frameworks) et outils en gestion①

[France]Vanessa WarnierXavier LecocqBenoît Demil

Les enseignants-chercheurs en gestion produisent et diffusent des connaissances sur le management des organisations. Ces connaissances se basent sur – et sont elles-mêmes encapsulées dans – des objets divers. Parmi ces multiples objets porteurs de connaissances se trouvent les concepts, les théories, les outils, les cadres d’analyse, les méthodes, les états de l’art ou encore les études empiriques. Plusieurs de ces objets sont d’ailleurs souvent réunis dans une même production, que ce soit sous la forme d’un ouvrage ou d’un article. Ces derniers sont donc le plus souvent des productions agrégatives.

Dans cet article, nous nous focalisons sur trois productions particulières. Nous substituons à l’opposition classique entre les théories et les outils du management, le triptyque théories/ cadres d’analyse/outils. Après avoir clarifié les définitions de ces trois types de production, nous centrons notre discussion sur les relations complexes entre ces objets particuliers. En effet, les théories font régulièrement l’objet de débats et de propositions dans la littérature (Suddaby et al., 2011) tout comme les outils de gestion. (Chiapello & Gilbert, 2013) Cependant, les cadres d’analyse sont beaucoup moins discutés. Ils constituent pourtant une particularité de la gestion et présentent plusieurs intérêts (comparés aux théories et aux outils), à la fois pour les praticiens et les chercheurs.

La théorie ou la gestion déterminée

Bien que l’on trouve des critères variés concernant les qualités d’une bonne théorie, allant de la robustesse des relations causales à la surprise qu’elle génère, un consensus apparaît quant à la définition qu’on peut en donner. Elle est considérée comme un ensemble de relations causales entre concepts qui expliquent un résultat donné.(Whetten, 1989) La théorie suppose une explicitation de ces relations causales. Comme le soulignent Hedström et Swedberg,(1998) une identification des variables en jeu n’est passuffi sante. Le chercheur en sciences sociales doit proposer une explication aux relations observées sous la forme de descriptions de mécanismes sociaux.

Une théorie est dans une certaine mesure universelle, même si elle peut recouvrir des réalités différentes allant de relations très générales entre variables à des explications d’un phénomène très circonscrit.(Abend, 2008) En ce sens, une théorie “vraie” doit couvrir l’ensemble des cas particuliers dans son domaine d’application. Bien sûr, ce domaine d’application peut être restreint puisque, comme l’a souligné Weick, (1989) une théorie ne peut être à la fois générale, précise et détaillée. Une théorie gagnant en généralité perd ainsi paradoxalement son pouvoir explicatif du réel.

Notons cependant que le fait qu’une théorie soit “vraie” peut ne pas être suffisant pour faire de cette dernière une “bonne” théorie. Par exemple si l’on suit Daft et Lewin,(1990) la surprise produite par un énoncé qui s’oppose aux idées reçues ou au bon sens, est la qualité d’une bonne théorie. Mais à l’inverse, à trop vouloir créer la surprise, certains chercheurs sont parfois tentés de produire des théories “fausses”, c’està-dire qui ne se vérifient pas empiriquement, donc qui ne décrivent pas la réalité. Cependant, au-delà des théories vraies ou fausses, le cas le plus fréquent en management nous semble être la production d’énoncés à visée théorique qui ne sont pas vérifi ables ou, pire encore, dont les variables et/ou les mécanismes à l’oeuvre ne sont pas identifiables. Dans ce cas, l’énoncé ne peut être considéré comme une théorie et le chercheur produit un énoncé “même pas faux”, ou alors produit un autre objet qu’une théorie. Par exemple, Hedström et Swedberg (1998; voir Depeyre & Dumez, 2007) notent que les théories sont ainsi souvent remplacées par des descriptions ou des relations entre variables sans identifi cation de mécanismes explicatifs.

La production de théories reste assez rare en sciences de gestion bien qu’il s’agisse probablement de l’objet de connaissances le plus valorisé dans le monde académique en sciences sociales. On peut voir plusieurs causes à ce manque de production de théories. D’abord, les chercheurs peuvent avoir du mal à construire, à tester, puis à valider ces théories. Cet exercice suppose en effet des compétences nombreuses et diverses, et l’on arrive sans doute beaucoup plus facilement à un énoncé “même pas faux” tel qu’évoqué précédemment. Ensuite, certains chercheurs, préoccupés par exemple par les concepts, les débats méthodologiques ou les études empiriques pour elles-mêmes, peuvent se désintéresser de la construction de théorie pour créer d’autres objets qui encapsulent des connaissances sur les organisations. Enfin, et c’est une possibilité qu’il ne faut pas écarter, peut-être que l’idée même de théorie n’a pas grande pertinence en sciences de gestion. En effet, la théorie abstrait, généralise et réduit les phénomènes sociaux, enlevant partiellement le caractère utile, lié à l’expérience, qui peut être un objectif de la recherche en management.(Suddaby et al., 2011)

Une telle hypothèse d’inutilité de la théorie peut sembler abrupte. Cependant, le problème des théories pour le management peut venir de l’idée même de causalité. Si l’on identifie des relations causales, des régularités, des fonctions dans le chaos du monde comme le disent Deleuze et Guattari, (1994/1991) alors la théorie place les organisations et les individus dans une situation littéralement déterminée. Les notions de choix (Child, 1972) ou d’agence, centrales en management, se vident de leur sens et l’agent est au mieux agi. Cette conception n’exclut pas de reconnaître que l’action des acteurs est un mécanisme explicatif du lien entre les variables de la théorie.(Coleman, 1986) Cependant, dans le cadre d’une théorie, cette action est déterminée.

Nous voyons malgré tout trois raisons pourlesquelles l’individu ou l’organisation garderait une marge de manœuvre par rapport aux relations déterminées d’une théorie. La première tient à la théorie elle-même. Paradoxalement, l’acteur peut tout simplement ne pas se retrouver enfermé dans les relations causales parce que la théorie est fausse! Dans ce cas, la théorie n’est qu’un discours et l’acteur n’est pas soumis au déterminisme postulé dans la théorie. La seconde raison relève du jeu d’acteur. L’individu ou l’organisation peut faire preuve de créativité permanente en allant sans cesse chercher des leviers d’action qui se situent en dehors du champ de la théorie concernée. Le déterminisme se situerait alors en dehors des relations entre variables identifi ées. La troisième raison susceptible d’expliquer la marge de manoeuvre des acteurs est de considérer que le fait de dévoiler un déterminisme permet de s’en émanciper. En prenant conscience de certaines relations causales, l’acteur peut par la suite les remettre en cause et générer d’autres relations entre variables de gestion.

Bien sûr, on peut aussi dire, en suivant Popper, (1963) que le but de la science n’est pas de créer des certitudes mais plutôt de proposer des résultats réfutables. En ce sens, l’action d’un manager en dehors de la relation causale prévue par une théorie ne remettrait pas en cause l’idée de théorie en tant que telle mais la théorie concernée, qui se trouve alors réfutée dans certaines circonstances, laissant la place à une théorie plus générale, à une théorie concurrente, ou à une théorie qui porte sur un autre objet. Il n’empêche que si une théorie est vraie pour un domaine donné dans un contexte donné, alors, l’organisation ou l’individu est inscrit dans des relations déterminées.

La théorie sert donc à décrire le monde plus ou moins parfaitement, mais permet rarement de le changer1. Toutefois, on pourrait arguer du fait qu’il existe des théories dont les énoncés sont performatifs, c’est-à-dire qui créent la réalité. Dans ce cas, la théorie décrit le monde et le transforme. Cependant, si une théorie est performative, si le fait de l’énoncer et de la diffuser conduit à modifier la réalité, alors cela signifi e qu’elle était fausse au départ, ou en tout cas qu’elle n’était pas “vraie” sur le domaine auquel elle s’applique ensuite.

Finalement, la théorie est fréquemment accusée d’être peu utile pour la pratique, d’où les appels récurrents dans la littérature à une recherche plus appliquée et tournée vers la mise en œuvre de la recherche au profi t des organisations. En ce sens, la recherche utile serait celle qui va plus loin que la production de théorie.

Le cadre d’analyse (framework) ou la gestion conçue

Un deuxième objet de connaissances, beaucoup moins souvent évoqué que celui de théorie, est celui de cadre d’analyse (framework). Le cadre d’analyse ne doit pas être confondu avec le cadre conceptuel, qui renvoie en général à une activité du chercheur ayant pour objectif de visualiser globalement les relations entre les concepts de sa recherche. Il s’établit généralement au début d’une recherche. À l’inverse, le cadre d’analyse dont nous parlons ici est un “produit fi ni”.

Teece défi nit le cadre d’analyse ainsi :

A framework, like a model, abstracts from reality. It endeavors to identify classes of relevant variables and their interrelationships. (Teece, 2007, p. 1320)

Cette relation entre variables le rapproche de la théorie mais le cadre est spécifi que car:

A framework is less rigorous than a model as it is sometimes agnostic about the particular form of the theoretical relationships that may exist. (Teece, 2007, p. 1320)

Bien que généralement moins valorisé et souvent confondu avec l’outil, le cadre d’analyse trouve en management un écho particulièrement important auprès des praticiens. Que l’on pense au Balanced Scorecard de Kaplan et Norton, (1992) au modèle de l’Océan Bleu de Kim et Mauborgne, (2005) au 7S de McKinsey (Peters& Waterman, 1982) ou au modèle des 5 forces de Porter, (1980) ces productions font partie des rares exemples d’une très large diffusion et utilisation dans la pratique. Ceci constitue une différence forte avec la théorie qui s’adresse et se diffuse avant tout aux chercheurs de la discipline.

Dans un cadre d’analyse, le lecteur se voit proposer des concepts à manipuler et à adapter à sa situation pour produire un résultat: constituer une représentation des leviers de la performance et se donner des KPI, réfl échir au Business Model dans son secteur et essayer de produire des innovations de rupture, construire l’excellence de son organisation, ou encore analyser la rivalité élargie dans son secteur. Les cadres offrent donc une trame d’analyse constituée de variables mais le travail le plus important est fait par l’analyste lui-même qui rassemble et compile les informations et les utilise en rapport avec sa situation. Les relations entre variables ne sont pas causales, autrement dit, elles ne sont pas fi gées. L’action des acteurs et ses résultats ne sont alors pas déterminés par les conditions initiales de leur situation. Plus précisément, ce sont les choix opérés par les acteurs qui vont défi nir ou préciser le type de relation, voire la force de la relation entre deux variables considérées. À ce titre, le cadre d’analyse se rapproche d’une méthode de conception de la gestion, non pas à destination des chercheurs, mais des praticiens.

Le modèle des 5 forces de Porter constitue une parfaite illustration de l’approche en termes de cadre d’analyse. Spender (2010) développe la démarche introduite par Porter à partir de deux de ses écrits en 1981 et 1991. Cherchant une voie médiane entre une approche purement théorique qui s’éloigne des contingences de la décision en organisation et une approche purement inductive basée sur l’accumulation de faits, Porter en vient à l’idée que le cadre d’analyse est un intermédiaire de choix. Il permet d’éviter l’écueil traditionnel de la micro-économie qui se révèle peu utile pour le praticien et l’absence de structure et d’organisation des données qui caractérise les premières réflexions en stratégie (notamment le modèle LCAG), trop ancrées dans l’empirisme2. Ainsi, pour Porter, la micro-économie et l’approche “trop” théorique courent le risque de laisser de côté des variables importantes ayant une infl uence sur le phénomène étudié:

A theory that sought to explain part of a phenomena, but which left out important elements that precluded the offering of credible guidance for individual companies, was seen as inadequate to the task. (Porter, 1991, p. 97)

Au final – et si l’on accepte la recherche d’utilité pour les praticiens comme l’un des objectifs de la recherche en management –, les cadres d’analyse:

Seek to help the analyst to better think through the problem by understanding the firm and its environment and defining and selecting among the strategic alternatives available, no matter what the industry and starting position. (Porter, 1991, p. 98)

En ce sens, sa position comme produit important de la recherche devrait probablement être plus valorisée.

Les outils ou la gestion prescrite

L’outil est souvent assimilé au cadre d’analyse, du fait de son utilité pour le praticien. Ainsi, le panorama des outils du management élaboré par le cabinet de conseil Bain & Company (Rigby & Bilodeau, 2013) recense-t-il, par exemple, le Balanced Scorecard comme un outil alors que nous le considérons ici comme un cadre d’analyse. Dans le même temps, dans cette étude, sont considérées comme des outils l’open innovation ou les alliances stratégiques……La catégorie “outils” est donc fréquemment conçue très extensivement tant dans la littérature managériale qu’académique et appelle à être précisée. Chiapello et Gibert (2013) en donnent une vision plus étroite en soulignant que parmi les nombreuses caractéristiques de l’outil, sa finalité est liée plus ou moins directement à la performance organisationnelle et qu’il routinise des actions de coordination, de contrôle, de prévision, d’organisation ou de commandement, pour reprendre la typologie de Fayol. À cela s’ajoute une forte matérialité. L’outil de gestion a une forme particulière, reconnaissable, qui permet son utilisation récurrente.

Traiter des outils en les positionnant par rapport aux cadres d’analyse et aux théories nous amène à faire une distinction supplémentaire. Si nous pensons que l’assimilation entre outils et cadres d’analyse est souvent acceptable, l’outil est entendu ici comme prescriptif. Il réalise de façon systématique des opérations – qu’il doit être capable de répéter – et induit ou propose des solutions à un problème, ce qui n’est pas le cas du cadre d’analyse. En management stratégique, les matrices d’analyse de portefeuille classiques, telles de la matrice BCG ou McKinsey, sont ainsi à nos yeux des outils. À chaque situation (chaque case de la matrice) correspond une ou plusieurs préconisations (segmentation, abandon, investissement…) qui découlent naturellement du positionnement du domaine d’activités stratégique concerné. Les outils de la gestion de projet comme les diagrammes PERT ou GANTT, qui permettent de déterminer un chemin critique de tâches à accomplir et l’ordonnancement de ces tâches, sont de même nature. Ils préconisent des solutions à un problème.

Évidemment, nous reconnaissons que les prescriptions de l’outil ou les comportements et décisions qu’il induit ne s’imposent jamais totalement aux acteurs de l’organisation. Ceuxci ont toujours des marges d’interprétation et de comportement face à des régulations de contrôle. (Reynaud, 1989) Cependant, les relations entre les problèmes identifi és et les solutions proposées par l’outil sont prescrites et systématiques.

Les relations et tensions entre théorie, outil et cadre d’analyse

Les différentes productions en gestion discutées dans cet article entretiennent des relations complexes. D’une part, elles se différencient sur de nombreux points. D’autre part, elles sont complémentaires pour comprendre et façonner la gestion de l’entreprise. Théories, outils et cadres d’analyse peuvent même évoluer et changer de statut.

Les différences entre théories, outils et cadres d’analyse

Les définitions données précédemment tendent à montrer les spécifi cités de chacun des objets étudiés dans ce court article. Le tableau 1 synthétise notre point de vue sur la théorie, l’outil et le cadre d’analyse.

L’outil se distingue du cadre d’analyse par sa focalisation sur la routinisation d’opérations plutôt que sur la conception de la gestion et par sa plus forte matérialité (le cadre d’analyse étant essentiellement centré sur des opérations cognitives).

Alors que la théorie a vocation à être descriptive en premier lieu, bien que certaines théories soient prescriptives par nature (mais est-ce que ce sont des “bonnes” théories?), l’outil, lui, prescrit (voire automatise) une action pour chaque élément analysé. Outils et théories sont donc très différents. Ils ont cependant un point commun: les relations entre éléments (qu’il s’agisse de variables dans la théorie ou des“problèmes” et des “solutions” dans le cas d’un outil) relèvent de la nécessité. Ce sont des“prêts-à-penser ou à agir”. Au contraire, dans le cadre d’analyse les relations ne sont ni prescrites ni déterminées. Les éléments à considérer sont identifi és mais les relations entre eux ne le sont pas, ou en tout cas pas de manière systématique. Le cadre d’analyse laisse donc l’acteur concevoir en partie le système dans lequel il s’insère, bref, laisse place à la gestion. Cette différence amène Spender à considérer deux approches différentes de la recherche en gestion:

My overall argument is that for us management school types the ToF [Theory of the Firm] literature suggests two very different research programs. The first is our version of the neoclassical economists’ search for positive theory that shows how firms ‘must be’ if they are to be optimal. This is about us trying to be better micro economists than those in the Economics Schools. This program denies all types of uncertainty bar the strategist’s ignorance of the facts and it is attracting a fair amount of bad press.(……) Researching entrepreneurship, innovation, strategy and even leadership within this program seems to make little sense. A second research program focuses on managerial creativity, but the methodological implications are immense. (Spender, 2010, pp. 22-23)

Tableau 1 Théorie, outil et cadre d’analyse en gestion

Alors que le premier programme vise à créer des théories qui identifi ent des invariants, le second cherche à proposer des cadres d’analyse qui ont pour but d’éclairer ou de faciliter la gestion.

Les relations complexes entre outils, théories, et cadres

Au-delà de leurs différences, les trois types de production entretiennent des relations de complémentarité.

De manière un peu caricaturale, les théories servent à établir les cadres d’analyse et in fi ne des outils. C’est ainsi que la démarche de Norton et Kaplan s’inspire de la conception de la stratégie de Porter (Norreklit, 2000) et que l’analyse des forces concurrentielles d’un secteur incorpore les résultats de l’économie industrielle. Idéalement, le cadre d’analyse devrait être capable d’énoncer clairement les théories qui l’inspirent. Ainsi, lemodèle RCOV de conception de Business Model que nous avons développé a-t-il été construit en référence directe à la théorie de la fi rme d’Edith Penrose. (voir Demil & Lecocq, 2012) D’autres cadres peuvent néanmoins n’avoir qu’un lien ténu avec la théorie comme le Business Model Canvas. (Osterwalder & Pigneur, 2010) De la même façon, les outils intègrent le plus souvent des théories ou des éléments de théories, même si la relation entre les sources théoriques et l’outil lui-même peut être perdue de vue.

Cette complémentarité entre théories, outils et cadres d’analyse se retrouve dans la division qui s’opère entre différents groupes professionnels pour prendre en charge chacune de ces productions. Les théories sont pour l’essentiel le produit de chercheurs s’adressant à des chercheurs. C’est donc naturellement que cet objet est le plus valorisé dans cette communauté académique. Les cadres sont pour l’essentiel produits par des chercheurs-consultants. Ainsi, les auteurs que nous avons cités en guise d’illustration ont tous été consultants ou le sont encore. Ce produit leur permet de vendre à de multiples organisations une démarche de conception à mettre en oeuvre. Enfin, les outils sont le plus souvent mis au point et utilisés par les consultants et les praticiens. Ils requièrent un encastrement dans et une adaptation forte à une organisation particulière et nécessitent un“paramétrage” pour être routinisés. Les rôles peuvent évidemment se brouiller plus que nous l’avançons ici. Des chercheurs proposent des cadres d’analyse comme lorsque Mintzberg décrit les rôles du manager, des praticiens tirent de leur expérience des cadres d’analyse tel que le diagramme d’Ishikawa en matière de qualité, des consultants participent à l’élaboration d’outils ou théorisent, comme dans le cas d’Henderson et de la courbe d’expérience.

De manière plus dynamique, on peut considérer que le statut d’un objet peut évoluer dans le temps. Ainsi, les théories peuvent être volontairement transformées en cadres d’analyse. Spender (2010) défend par exemple l’idée que les grandes théories de la firme peuvent assez facilement être formulées comme des cadres d’analyse. Au lieu d’identifier des régularités dans les relations causales, il s’agit alors de relever les principales variables pertinentes et de les considérer comme des leviers d’action pour la gestion.

Mais les théories, les outils et les cadres d’analyse peuvent aussi évoluer de manière involontaire, dans une logique de dénaturation, notamment du fait de leur diffusion. Par exemple, le risque encouru par les cadres d’analyse est double. D’un côté, lorsque le cadre s’est très largement diffusé auprès des praticiens, son utilisation peut devenir standardisée, routinisée. C’est le cas par exemple de l’analyse SWOT qui peut ne produire que peu d’effets en matière de définition de la stratégie (Hill et Westbrooke, 1997) car son utilisation se limite souvent à un remplissage de cases qui correspond aux idées reçues du secteur. (Demil, Lecocq, Warnier, 2013) Dans ce cas, le cadre d’analyse n’est même plus perçu comme un outil destiné à la conception de systèmes de gestion ou d’aide à la décision. La créativité permise par le cadre d’analyse est alors faible et l’utilisation routinière du SWOT relève plus de l’outil que du cadre d’analyse.

D’un autre côté, à l’inverse du cas précédent, le cadre d’analyse peut être fétichisé et être assimilé à une théorie. Les critiques du Balanced Scorecard montrent qu’on y voit parfois un modèle théorique qui demande à être validé. Ainsi, Norreklit (2000) interroge le cadre comme on le ferait d’une théorie:

Therefore, it is worth asking whether this is a valid model for obtaining the results promised. (p. 67)

The validity of the model relies, however, on the assumption that the cause-and-effect relationship exists between the areas of measurement suggested. (p. 68)

Nous pensons cependant que la validation d’un cadre d’analyse n’a pas grand sens en dehors d’une épistémologie de type “positiviste”.

Conclusion

Cet article vise à promouvoir le cadre d’analyse comme un produit important de la recherche et à inciter les chercheurs en gestion à y porter plus d’attention. En tant que produit“hybride”, entre l’outil et la théorie, il semble être un bon moyen de favoriser les échanges avec les praticiens et de diffuser des idées présentes dans les théories. Il oblige néanmoins à quitter les débats entre académiques pour tester le cadre sur des situations concrètes et éventuellement l’amender. De plus, le cadre d’analyse représente un enjeu important pour la pratique. C’est en effet parce qu’il laisse des marges de liberté à l’action des individus qui le mobilisent et qui l’appliquent à des situations particulières que sont réintroduites les questions éthiques. (Spender, 2010) Ces questions sont également présentes dans la construction de théories et l’utilisation d’outils mais sous d’autres formes.

Les théories peuvent incorporer des visions discutables du monde. (Ghoshal, 2005) Les outils nécessitent des représentations et incorporent des conventions pouvant, elles aussi, être discutables. (Moisdon, 1997) Néanmoins, dans le cas des théories ou des outils, les questions éthiques se posent au créateur de l’objet (outil ou théorie). Celui-ci peut ainsi se demander quelle est l’idéologie ou quels sont les postulats sous-jacents à la théorie ou à l’outil proposé. Il peut aussi se demander dans quels contextes ces derniers vont être utilisés. Mais une fois les théories ou les outils acceptés par les utilisateurs, leur utilisation soulève rarement de nouvelles questions éthiques. À l’inverse, dans le cas du cadre d’analyse, les résultats de son utilisation ne sont pas déterminés. Les cadres d’analyse laissent une large marge de liberté lors de leur mise en œuvre et les dilemmes éthiques apparaissent plus facilement, laissant là encore libre cours à la responsabilité managériale.

【À propos des auteurs】Vanessa Warnier, Maître de Conférences en management stratégique à l’IAE de Lille, l’Université de Lille, ses recherches portent sur l’approche des ressources et compétences, et le Business Model. Elle a publié de nombreux travaux de recherche: Construire les compétences stratégiques. Le cas de la dentelle haut de gamme, Editions Vuibert-FNEGE, 2008; co-auteur de Stratégie, Editions Pearson Education, 2009.

Xavier Lecocq, Professeur en management stratégique à l’IAE de Lille, l’Université de Lille et à Iéseg School of Management, ses recherches portent sur le Business Model et les formes collaboratives des organisations. Il est fondateur de la plateforme “Business Model Community” en ligne qui réunit plus de 300 chercheurs travaillant sur le Business Model. Il a coécrit de nombreux travaux de recherche avec le troisième auteur professeur Demil: The rise and fall of an open business model, Revue d ’Economie Industrielle, 2014; Business model: Toward a dynamic consistency view of strategy, Long Range Planning, 2010.

Benoît Demil, Professeur en management stratégique à l’IAE de Lille, l’Université de Lille, ses recherches portent sur le Business Model, l’institutionnalisme, l’analyse du discours et la stratégie compétitive. Il a fondé avec le deuxième auteur professeur Lecocq le modèle RCOV en Business Model. Il a publié de nombreux travaux en Business Model: Stratégie et Business models, Pearson, 2013; Business models within the domain of strategic entrepreneurship, Strategic Entrepreneurship Journal, 2015.

①Le Libellio, Vol.11, n˚4, 2015, pp.63-71.